David contre Goliath

Manger est aussi vital et familier que respirer, s’hydrater ou encore, dormir. Pourtant, ce que l’on mange, les choix ou les non-choix que nous faisons, le temps que nous y consacrons, le contexte dans lequel nous le faisons, avec qui, comment, sans oublier le rapport au corps, à la mère, au plaisir, font de l’acte de manger le plus complexe qui soit et le plus symboliquement chargé.

En France, nous consacrons à l’alimentation pas moins, et souvent plus, de deux heures par jour, peut-être davantage encore ces derniers mois de confinement. Sans compter la logistique, comme faire les courses, anticiper ce que l’on va préparer, cuisiner, etc. L’acte est d’abord physiologique, métabolique : sans manger et passées trois semaines, un individu risque la mort. Nous écartons ici le jeûne, qu’il soit intermittent, hydrique ou sec, qui relève d’une composante thérapeutique spécifique. Manger est la somme d’enjeux sociologiques, politiques, économiques, culturels et environnementaux, un acte qui recouvre en somme une dimension globale. Un « fait social total » aurait dit Marcel Mauss, et c’est bel et bien le cas.

Prenons un individu X et sa situation, qu’elle soit personnelle, génétique et épigénétique, métabolique, psychique, sociale, économique et professionnelle : manger sera pour lui, d’une manière générale, aussi différent qu’un autre, qu’il vive à l’autre bout de la ville comme de l’autre côté de la planète. Ses comportements alimentaires sont une véritable empreinte digitale, une sorte de chaîne ADN unique. Sans parler des variations au cours de la vie, qui complexifient encore un peu plus les choses : de la diversification alimentaire vers l’âge de 6 mois aux menus du restaurant de la maison de retraite, en passant par ceux de la maison tout court, de la cantine, de chez mamie, du resto habituel, etc., sans oublier les continuités, les transitions et les ruptures qui s’exercent au cours des âges. N’oublions pas l’aspect technique : assis à table, au sol, avec les doigts ou la main droite exclusivement, une fourchette, une cuillère à soupe, des baguettes, un morceau de galette ou de crêpe, le tout rallongeant encore la sauce. Bref, chacun.e sa façon, bien à soi, de s’alimenter.

Les spécialistes des comportements alimentaires et professionnels de la santé constatent, à l’unisson, combien l’acte de manger et le rapport à l’alimentation sont devenus complexes et anxiogènes. Et de plus en plus, raison pour laquelle, probablement, des tendances telles que la « comfort food » émergent, tel un contre-pied. Manger est, pour beaucoup, un plaisir, mais c’est aussi devenu un casse-tête. Aujourd’hui, tant la pratique que les représentations ne peuvent plus faire fi du discours médico-sanitaire en termes de nutriments ou de calories, reléguant au second plan aliments, saveurs, plaisir et partage. En somme, une sorte d’excessive « médicalisation » de l’alimentation s’est imposée. Aux États-Unis et depuis des décennies, raisonner ainsi est la norme. Leurs résultats en matière de santé publique sont, pourtant, les moins probants, en affichant notamment la plus grande prévalence d’obésité.

Assourdissantes aussi sont les différentes normes, recommandations et autres injonctions, le plus souvent inadaptées (l’alimentation gagnerait à être individualisée), si ce n’est paradoxales : s’y retrouver dans le « tout et son contraire ». Cette cacophonie ne favorise pas la pleine conscience pour prendre ses repas en toute quiétude, si bénéfique, dans l’ordre, à une mastication suffisante, une digestion aboutie et un transit en bonne et due forme. Le PNNS (Programme National Nutrition Santé), tantôt trop générique, tantôt trop ciblé, dresse une série de recommandations nutritionnelles quelquefois dépourvues de sens et d’explications pour le commun des mangeurs. Si la récente quatrième version du PNNS présente des avancées certaines, un certain nombre de limites mériteraient d’être dépassées. La réception de ces recommandations reste bien souvent inadaptée par rapport aux objectifs recherchés. A contrario, ces informations entraînent idées reçues, approximations ou amalgames, notamment auprès des jeunes qui, pour la plupart, mettent dans la case « bon à manger » les aliments qui sont d’abord bons au goût. Qualité gustative contre qualité nutritionnelle, sans être dupes non plus. Les consommateurs sont pourtant friands d’informations claires et adaptées, afin de faire des choix éclairés pour eux et leurs enfants. N’a-t-on pas, maintes fois, entendu dire sur le terrain « On ne sait plus ce qu’on doit manger, ce qui est bon ou mauvais pour la santé. »

En bonne héritière des États-Unis avant-gardistes pour le meilleur comme pour le pire, l’Europe, dont la France, donne à ses consommateurs une responsabilité individuelle de plus en plus grande en matière de choix et donc, de culpabilité. Trop de choix, allant du meilleur au pire, et trop de conseils, souvent contradictoires, peuvent rendre le simple acte de manger bien compliqué. Qui n’a pas ressenti un étourdissement, voire un malaise, devant les milliers de produits disposés dans les x rayons d’un supermarché ? Le désœuvrement devant cette offre exponentielle serait comme intrinsèque au lieu. Pour ne pas s’y perdre ni se faire alpaguer par les sirènes du marketing, il n’est pas inutile de se munir d’une liste de courses inflexible. Paradoxalement, cette surabondance se réduit souvent à un petit nombre d’aliments de base : blé (alors qu’il existe tant d’autres céréales), produits laitiers issus du lait de vache (beaucoup moins de brebis et de chèvre), protéines animales et, depuis peu et de plus en plus, végétales, mais souvent très portées sur le soja, produits raffinés (farines, pâtes, riz, pains, etc.), sucre et sel blanchis, huiles qui ont perdu leur virginité après avoir été neutralisées, décolorées ou encore, désodorisées, et autres légumes standards : haricots verts, carottes, oranges, tomates rouges.

Ces produits de plus en plus standardisés sont aussi de plus en plus riches en calories et de plus en plus pauvres en nutriments. En somme, ils sont devenus des calories vides, riches en mauvaises graisses, sucres ajoutés et/ou sel, additifs, etc. Celles-ci requièrent de manger davantage pour rassasier et tenir au corps sur la durée, ce qui n’est pas sans entraîner surpoids, voire obésité, et toutes leurs pathologies associées : insulinorésistance ou prédiabète et diabète gras, stéatose hépatique non alcoolique, AVC, etc. Aujourd’hui, un Français.e sur deux est en surpoids et près de 16 % sont obèses.

L’appauvrissement des modes de consommation alimentaires en termes de diversité est bel et bien ancré. Bien qu’une tendance s’efforce d’aller à contre-courant, en cherchant la diversité, la qualité et la proximité, la norme est à la prévalence d’aliments industrialisés, de plus en plus ultra-transformés, qui conduit inéluctablement à une uniformisation des pratiques alimentaires et des goûts. Cette standardisation menaçante est notamment générée par l’industrie agroalimentaire et les Fast-Food, face à laquelle il est urgent de préserver l’hétérogénéité alimentaire.

Ce qu’il manque à l’offre industrielle serait une information, claire pour tou.te.s, relative aux modes de production et de préparation des aliments qu’elle contient. L’opacité des étiquetages (additifs alimentaires, OGM, etc.) alimente peurs et suspicions, tandis que la transformation poussée à l’extrême entraîne, quant à elle, une déconnexion entre le champ et l’assiette.

Le lien entre l’aliment de base et le produit transformé fini est en passe d’être rompu, notamment dans les représentations des enfants et des jeunes. Une enquête menée par l’Association Santé Environnement a mis en lumière qu’un écolier sur trois ne sait pas identifier un poireau, une courgette, une figue ni un artichaut. Une majorité ignore à partir de quel(s) ingrédient(s) de base sont faits les pâtes, les frites, un yaourt et du poisson pané, et la moitié d’entre eux, un steak haché, du jambon, des chips, des nuggets et du Pop corn. La déconnexion est bel et bien avérée.

Ce manque de connaissances manifeste autour des aliments et de l’alimentation en général nourrit toutes sortes d’idées reçues, d’approximations, d’amalgames et de peurs. L’hyper-industrialisation, en faisant disparaître odeurs, textures et apparences, variétés et saisonnalité des aliments de base, pour laisser toute leur place aux marques, aux packagings et étiquettes, aux labels et allégations nutritionnelles est, de toute évidence, en cause. Les différents scandales alimentaires, plus ou moins récents, sont venus renforcer ces peurs et suspicions vivaces.

Cette déconnexion généralisée, ou presque, résulte de la désinformation instillée depuis la première heure par les industriels de l’agroalimentaire & cie, lobbies, agences de publicité et grande distribution. Désinformation et matraquage, garantis avec preuves médico-scientifiques à l’appui, souvent doublés de conflits d’intérêt, de ce qu’il faut manger pour rester en bonne santé : pour l’énergie, du sucre, atteste le Cédus, et des céréales selon l’interprofession céréalière, de la viande pour l’apport en protéines d’après la filière viande, ainsi que plusieurs produits laitiers chaque jour pour la croissance des enfants et contre l’ostéoporose des séniors du point de vue de l’interprofession laitière. Il est permis de douter de la véritable nature de la recommandation, probablement plus commerciale que véritablement nutritionnelle. Rappelons-nous la bataille menée par le lobby du sucre américain dans les années 70 pour affirmer, quitte à trafiquer les études scientifiques d’alors, que le principal responsable des maladies cardio-vasculaires était les matières grasses, dédouanant ainsi les méfaits du sucre sur ces pathologies et tant d’autres.

Dernier constat pour finir, l’ensemble des mangeurs (enfants, jeunes, adultes) prennent moins leurs repas à la maison, davantage à l’extérieur : restauration scolaire ou collective, restos, sur le pouce, etc. Quant au repas du soir, la tendance est au manque de temps pour cuisiner maison, à partir de produits frais. Un dilemme qui peut trouver sa solution en réorganisant son temps et ses priorités. Il est, sans aucun doute, une question d’organisation, quelquefois laborieuse au démarrage, jusqu’à devenir efficiente, évidente et enfin naturelle. Il en est de même pour repenser ses choix pour consommer des produits de qualité quand, notamment, on ne gagne sa vie que modestement. Non, « bien » manger n’est pas réservé aux fortunés ni aux bobos. Une fois admis et de manière étonnante, les perspectives s’ouvrent de toute part. Plusieurs démarches sont possibles pour mieux manger sans faire exploser son budget, budget qu’il peut être intéressant de recalculer dans l’idée d’opter pour une alimentation de qualité.

En 2014,
nous dépensions
en moyenne 20 % de notre budget pour nous nourrir, cette part
du budget était
de 35 % en 1960 (INSEE, 2015).

Diverses stratégies sont possibles, comme acheter moins mais mieux, des produits de saison et, dans la mesure du possible, en vrac, consommer davantage de végétaux en général et de protéines végétales en particulier, cesser de gaspiller, cuisiner maison plutôt que manger tout prêt. Entre autres. Saluons les initiatives comme celle de l’association VRAC, qui propose des produits bio et souvent locaux à prix coûtant à destination (mais pas seulement) des résidents des quartiers que l’on dit défavorisés. Il existe aussi des sites de vente en ligne de produits bio à des prix accessibles, dont les engagements sont très louables (sanitaires, environnementaux, économie locale et équitable). Nous pensons notamment à La Fourche. Bref, qui cherche bien, trouve plein de moyens.

Si l’industrie agroalimentaire assure, à grand renfort de marketing et de publicité, se remuer les méninges pour offrir le meilleur aux consommateurs et ne servir que leur intérêt, il est, là-aussi, permis d’en douter. Si l’intention peut paraître louable et des efforts être faits, leurs stratégies sont d’abord et surtout motivées par le profit, la rentabilité, les actionnaires bien cachés derrière. Les consommateurs gagneraient à agir en individus responsables de leurs actions en termes d’achats, à devenir des consomm’acteurs en se tournant vers les réseaux plus équitables et responsables, tant pour l’individu que pour la planète sur laquelle il vit.

Pédagogie alimentaire

Connaître l’histoire des aliments de base et la façon dont ils sont produits, ainsi que les nombreuses manières de les préparer, (re)donner à chacun toute sa valeur et en (re)découvrir les saveurs et la diversité permettraient aux enfants, véritables petits moteurs des changements familiaux, de faire des choix de consommation avertis, responsables et plus diversifiés. Ils sauraient ainsi que non, le Nutella® n’est pas composé que de bonnes noisettes et de bon cacao qui en ferait un produit de bonne qualité nutritionnelle, mais de 55 % de sucre raffiné, de 23 % d’huile de palme au fort pouvoir de déforestation, de 14 % seulement de noisettes et de 8 % de cacao mélangé à du lait en poudre.

Les pouvoirs publics comme les nutritionnistes, diététiciens ou professionnels d’éducation à la santé gagneraient à intégrer davantage, dans leur raisonnement ou leurs actions, les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation. Les sciences sociales en général et des initiatives telles que celles de l’École des Aliments en particulier ne pourraient-elles pas être, à partir d’une expertise rigoureuse, au service de la santé publique dans le domaine des comportements alimentaires ? Nous le pensons et le souhaitons.

Texte : Julie Lioré
Illustrations : Manon Radicchi

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