Des potentiels aux petits oignons

En guise de résolution pour cette année 2021, nous avons choisi de rendre à la cuisine ce qui lui appartient : le plaisir de faire, de savourer, de partager et de prendre le temps pour y parvenir.

Manger est l’un des actes les plus basiques de l’existence, avec celui de respirer ou de dormir. Pourtant, il est aussi devenu l’un des plus complexes, voire, pour beaucoup, franchement anxiogène. Que s’est-il passé ?

Trop de mélange des genres

Les dernières décennies ont vu émerger une hyper-médicalisation de l’alimentation, déclinée par une foultitude de recommandations et autres injonctions, souvent inadaptées, voire paradoxales. Cette excessive médicalisation de l’alimentation a conduit à raisonner en termes de nutriments (sucres, graisses, protéines, vitamines) et non plus d’aliments, en réduisant l’alimentation à une question de calories ou d’apports. C’est précisément ce qu’ont fait, bien avant nous, les Américains, dont les résultats sur la santé publique se sont avérés bien peu probants, avec une prévalence d’obésité des plus grandes à l’échelle mondiale.

Nutella®
Composition :
55% sucre raffiné, 23% huile de palme, 14% noisettes,
8% cacao et lait
en poudre,
émulsifiants.

En parallèle, les industriels et leurs acolytes, publicité et grande distribution, s’ingénient à rendre toujours plus opaque l’information des étiquetages (tantôt E319, tantôt butylhydroquinone tertiaire, comprenne qui pourra) et jusqu’à faire, ce qu’il est juste d’appeler, de la désinformation. Prenons, pour exemples, le célèbre pot de Nutella® « fait de bonnes choses », des produits laitiers source officielle de calcium ou encore, le CEDUS, qui canonise le sucre comme (seule) source d’énergie (quid des acides gras et du régime cétogène). Ajoutons à cela la nouvelle tendance des scores et autres applications d’informations nutritionnelles, qui viendraient en aide au consommateur, afin qu’il s’y retrouve. C’est dire s’il est perdu. Nous avons analysé ailleurs les intérêts et les limites des plus courants.

De surcroît, chaque année, de nombreux médias font leur « une », notamment quelques semaines avant l’été et la perspective de ré-enfiler son maillot de bain, révélant les dernières « vérités », tendances alimentaires ou régimes amaigrissants du moment. Ce sont d’ailleurs ces mêmes médias qui conviennent des canons de beauté en vigueur.

Le tout a fini par donner lieu à une cacophonie de normes, parmi lesquelles il est devenu difficile de s’y retrouver et de démêler le vrai du faux. On entend tout et son contraire, et on s’y perd.

Trop de choix

Si le plaisir de manger demeure, c’est souvent après avoir résolu le casse-tête des courses (quoi acheter) et celui des menus (quand et comment préparer). Commençons par nous arrêter au supermarché. Qui n’a jamais ressenti, en y entrant, une sorte de vertige devant le choix exponentiel de produits tout au long des alignements de rayons savamment rangés selon des stratégies marketing, tout droit issues de l’ingénierie sociale ?

Une fois nos esprits retrouvés et muni.e de notre liste de courses inflexible, il est surprenant de voir qu’une telle abondance puisse reposer sur un nombre paradoxalement restreint d’aliments de base : du blé et principalement raffiné, des produits laitiers majoritairement à base de lait de vache, des aliments tout prêts ou ultra-transformés plutôt que le contraire. L’industrialisation est aujourd’hui poussée de plus en plus loin, en faisant disparaître odeurs, textures et apparence des aliments bruts, pour ne laisser place qu’aux marques et packaging, étiquettes, labels et allégations nutritionnelles.

À propos, une enquête de 2013 déjà, révélait que près de neuf enfants sur dix ne savaient pas ce qu’est une betterave lorsqu’elle est dans son plus simple appareil, un sur trois ne pouvaient identifier des fruits et légumes tels que les figues ou les poireaux, une majorité ignorait à base de quoi sont faits les pâtes, les frites, le steak haché, le jambon, le poisson pané, les yaourts ou encore, le pop-corn.

Avec une telle abondance, nous pourrions penser que la diversité est reine. Eh bien non, toutes les études sur les comportements alimentaires convergent vers une drastique uniformisation des pratiques et des goûts (avec des disparités selon les catégories socioprofessionnelles). L’offre est, nous le disions, exponentielle et pourtant réduite à un petit nombre d’aliments de base et de process. Ceci expliquerait-il cela ?

Trop de malaise

La responsabilité individuelle en matière de choix s’est, de fait, grandement accrue. Or, nos choix sont orientés, manipulés, qu’on le veuille ou non. D’ailleurs, les enfants d’aujourd’hui apprennent à choisir avant d’apprendre à manger. La conséquence en est que cette responsabilité individuelle, en soi salutaire, s’est lourdement lestée de désarroi, d’anxiété et de culpabilité.

Au demeurant, cette apparente liberté de choisir, poussée de plus en plus loin, voit émerger de plus en plus de pathologies entre le mangeur et son rapport à l’alimentation. Certaines sont chroniques quand il y a excès ou, au contraire, carences, d’autres psychologiques en cas de perturbations ou lorsque c’est devenu trop confus. Sans parler des scandales alimentaires, passés ou présents, à l’origine de peurs et de suspicions vivaces.

Trop de high-tech

La précipitation du temps linéaire nous pousse à toujours parer au plus vite fait, au plus prioritaire, au plus pratique. En échangeant du temps et du confort contre du progrès, ce pacte passé avec la technologie ne nous aurait-il pas aliéné.e ? Entre l’alimentation et le mangeur s’est immiscée « la machine », ainsi que les besoins créés de toutes pièces : les grains de café à moudre sont devenus dosettes, les lentilles à trier précuites en 5 minutes, les fruits frais épluchés et découpés sous barquette en plastique.

La simplicité des gestes comme râper, hacher ou encore découper à la main a transmuté pour devenir un bouton ON/OFF. L’investissement et l’intention ne relèvent plus de la même logique, tandis que « la machine » a, d’une certaine manière, pris le dessus en faisant ou en sachant mieux que nous, en nous « assistant » : le réfrigérateur nous signifie quand nous avons dépassé le temps d’ouverture de porte, comme la plaque vitrocéramique, quand un objet est déposé sur une surface inactive. Ne serions-nous donc plus autonome pour gérer ces tâches par nous-mêmes ? L’intelligence artificielle et ses algorithmes nous diront-ils bientôt quoi manger et comment le préparer ? (Non merci.)

Aujourd’hui, la norme n’est plus de cuisiner, mais d’ouvrir et réchauffer, l’industrie a fait le reste pour vous. Tout doit être ultra prêt à consommer, voire prémâché, une tendance qui trouve son paroxysme dans les plats cuisinés sortis du congélateur pour être réchauffés au four à micro-ondes. L’espace cuisine n’est plus requis. L’asservissement des tâches culinaires, bannies au nom de l’émancipation des femmes, ne serait-il pas devenu celui de la technologie, au détriment de tous ?

Pourtant, malgré tous ces progrès, le temps vient toujours plus à manquer. Aussi, n’y gagnerions-nous pas à remettre sur la table de la cuisine la question du temps avec celle des priorités ? En somme, à remettre au premier plan le plaisir et la satisfaction de faire par soi-même, les saveurs des plats faits maison, à base d’ingrédients frais et entiers, ainsi qu’un vrai moment de repas, de convivialité et de partage.

Sous couvert de confort et de simplicité, l’hyper-médicalisation de l’alimentation, l’abondance de l’offre et le progrès technologique nous ont éloigné.e.s de la simplicité même de l’acte de manger, des champs et exploitations d’où provient ce que l’on consomme et surtout, du bon sens paysan.

Pour un retour à la simplicité

L’image (devenue quasi idéale) du repas, notamment dans nos contrées, est celle d’une tablée de convives, de mets colorés et variés, de partage, de saveurs et de plaisir. L’accélération du monde a réduit la tablée au pouce et la crise actuelle, au contenu d’une Lunch-box avalée seul.e devant son écran ou à plusieurs, mais séparés par un Plexiglass.

Le monde va changer, nous dit la chanson. Et si nous en profitions pour retrouver les plaisirs simples, les petits plats faits maison préparés à partir d’ingrédients naturels et entiers, en prenant ce que la nature nous offre, en fonction des saisons ? Le temps se prend, quelquefois en bougeant de seulement quelques millimètres le curseur sur ses priorités.

À propos, la physique quantique est formelle et c’est là une découverte majeure : il existe des temps, d’où son pluriel, et non un seul Alors, pourquoi ne pas faire de son futur potentiel un temps suffisant pour choisir avec soin ses produits au marché du coin, en rendant le moment convivial à échanger avec les commerçants, cuisiner, dresser une belle table de convives se réjouissant de partager et de savourer un bon repas, sans oublier de suffisamment mâcher, à chaque bouchée. Ce serait une aubaine pour nos systèmes digestifs et microbiotes, deux véritables gouvernails du système immunitaire et des neuromédiateurs régulateurs de l’humeur. Ce pourrait être une résolution à prendre pour 2021, pour soi-même, les autres et la planète.

Texte : Julie Lioré
Illustration : Manon Radicchi

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